San Salvador dormait. Dans le village, autour de la vieille baie, on n’entendait plus le grondement des rouleaux qui, ces jours derniers, s’écrasaient avec violence sur la côte au vent.
L’homme ouvrit soudain les yeux et sortit de son rêve. Des cris aigus déchiraient la nuit. Des chats se battaient derrière la case, autour de la remise qui abritait la cuisine, sous un arbre à pain majestueux. Il sortit et saisit au passage une paire de galets. Les sales bestioles avaient déjà assez fait de dégâts la nuit précédente. Il allait les chasser pour de bon, avant de retourner dormir.
La première pierre atterrit devant le nez du gris qui ne demanda pas son reste et fila en se glissant au travers du bosquet de bananiers. Quand il ajusta le second, la bête se retourna un instant dans la tache plus claire de la cour et le fixa de ses yeux jaunes. Rayures rousses sur un poil blanc, l’homme hésita, comme frappé d’une idée soudaine. Carioco. Son bras retomba et le galet fit un bruit mat en atteignant la terre battue.
Le félin dut sentir que le danger était passé. Il s’arrêta en plein milieu. Il s’assit et commença à faire sa toilette, se léchant avec application en ignorant l’humain.
Carioco. Une image vint accompagner ce mot dans l’esprit de l’homme. Un chat blanc et roux. Il était pourtant certain de n’avoir jamais remarqué cet animal-là. Il avait l’air tout jeune. Il devait traîner en ville et faire partie des rejetons laissés par les matous que les marchands embarquaient parfois pour protéger les cargaisons des rats et souris pendant les longues traversées.
Une étrange émotion l’envahit et serra sa gorge, dissipant sa colère. Il se dirigea vers le foyer et tira du fond de la marmite un reste de poisson cuisiné la veille qu’il déposa dans une écuelle et tendit au félin. Le chat fit un tour d’horizon, s’approcha d’un pas souple, mais s’arrêta hors de portée de sa main. L’homme, avec un sourire, déposa alors l’assiette, recula et s’accroupit.
Carioco ! La voix d’une gamine résonna soudain, remontant du fond de la mémoire qu’il croyait avoir perdue à jamais. L’image du chat se fit plus précise. Blanc, rayé de roux. La petite fille qui lui parlait l’attrapait avec douceur, puis le serrait dans ses bras, mais son minois encadré de cheveux bruns restait flou.
La même petite fille fuyante qu’il essayait de retenir dans ses cauchemars depuis quelque temps.
Malgré tous ses efforts, il ne réussit pas à retrouver les traits du petit visage aperçu. Il secoua la tête et l’image disparut comme celle de son rêve dans les brumes du petit matin. Il se retrouva dans la nuit claire, face au matou qui engloutissait les dernières miettes de son repas sans le quitter des yeux.
— Tu t’appelleras désormais Carioco, et si tu as faim, je t’offrirai quelques morceaux à ton goût lorsque tu viendras me voir…
Il tendit la main vers lui, mais l’animal repu recula et s’enfuit dans la nuit.
Chapitre d'un roman à venir écrit cette semaine
Tableau de Dona Bryhiel, L'arbre à pain