Tout le monde aime la mer. L'eau tiède et le sable chaud, les vagues qui t'éclaboussent et parfois te roulent avant de t'emporter. L'écume qui reste sur ta peau et laisse éclater ses bulles. Mais pour moi, la mer c'est aussi un pont. Un chemin vers les étoiles lointaines qui se reflètent dans l'eau comme des diamants. Une masse bleue, ou verte, ou grise, grouillante de vie et de rêves. Les rêves des terriens qui n'ont jamais osé aller dessus. Les rêves des marins qui ne sont pas encore allés assez loin !
Dans le froid de glace de ces dernières semaines, je rêvais de Méditerranée. De chaud soleil, de vent tiède et caressant. Je n’avais jamais repéré cet amandier. Je ne pensais même pas qu’il y en eût sur l’île. Hier, pourtant je suis tombé en arrêt devant ces magnifiques fleurs lumineuses et colorées. Je n’en croyais pas mes yeux. Quelques amandes sèches et encore accrochées dans l’arbre m’ont convaincu. Sur l’île d’Oléron, le ciel vire au bleu et l’amandier de Fanny est couvert de fleurs. Le printemps n’est pas loin.
Tout le gréement vibrait. Un sombre bourdonnement qui aurait pu rassembler un millier d’abeilles. Mais ce n’était que la fin du coup de vent. Le ciel s’illuminait, poussant vers l’est ses troupeaux de nuages blancs qui s’ourlaient de franges d’or. Le voilier tirait encore de toutes ses forces, faisant grincer ses amarres suiffées, malgré l’abri de l’avant-port.
Elle souffla machinalement sur ses doigts, mais elle ne semblait pas souffrir du froid. Elle se pencha et s’étendit à la limite de l’écartèlement pour saisir la drisse rompue que le vent écartait du mât de misaine. Le cordage allait et venait dans les rafales, se rapprochait du bout de sa main fine, puis se retirait dès qu’elle retrouvait l’espoir de l’attraper. Un juron lui échappa. Le maudit noroît se jouait d'elle ! Elle souffla un bon coup, puis se ramassa un instant sur la plateforme de bois, le temps de se décontracter.
Carénage d'un brick à Saint-Malo
Dessin d'Etienne Blandin volé sur une carte postale en vente partout à Saint-Malo
J’observai son visage hâlé par le grand large. Elle avait des yeux étonnamment clairs qui contrastaient avec le mat de sa peau et qu’on ne pouvait manquer, même à cette distance. Elle secoua une fois de plus ses mèches blondies par le soleil et le sel pour dégager sa vue. Après une seconde d’hésitation, elle tira par-dessus sa tête la vareuse sans couleur qui devait la gêner et son flanc apparut un instant, dévoilant un dauphin bleu sombre tatoué qui s’échappait de sa culotte de matelot comme il aurait jailli de l’onde.
Ses pieds nus cherchèrent une prise solide dans les cordages entrelacés près des cales du mât de hune et s’y agrippèrent. Elle s’étira à nouveau de toute la longueur de son corps. Dans le prolongement de sa main brillait la lame d’un couteau dont elle s'était saisie dans l’étui plaqué contre le haut de sa fesse gauche, à l’intérieur de sa ceinture. Dans son éternel va-et-vient, le câble de chanvre ne tarda pas à s’approcher et elle réussit à en happer l’extrémité et à la ramener lentement vers sa deuxième main. Deux demi-clés fixèrent aussitôt le bout du cordage effiloché.
Je la sentis soupirer, malgré la distance, et la satisfaction remplaça la tension que l’on lisait sur ses lèvres. Ses yeux s’abaissèrent tout à coup vers le quai et découvrirent le matelot qui avait suivi, le souffle un peu court et le cœur battant, toute la manœuvre. Je lui envoyai un sourire admiratif et un signe de la main, le pouce dressé, mais elle n’en tint pas compte, me tourna le dos et s’attaqua à son épissure. À une vingtaine de mètres au-dessus du pont de la goélette, Jay la Malouine avait du travail à terminer avant la nuit.